Un siècle après l’épidémie à Londres, le choléra frappe toujours... les loyers

Dans sa chronique au « Monde », l’économiste Paul Seabright évoque une étude récente consacrée aux traces très inégales laissées par l’épidémie de choléra de 1854 dans la géographie des quartiers urbains de la capitale britannique.

Chronique. Au moment où l’épidémie due au coronavirus semble pouvoir frapper l’ensemble du globe, il est opportun de nous rappeler que les épidémies laissent pourtant des traces géographiques très inégales. Elles se propagent en suivant des couloirs de forts échanges économiques, mais frappent plus les régions moins développées. Et, comme le démontre une étude qui, par une curieuse coïncidence de calendrier, vient de paraître, elles laissent des empreintes qui peuvent persister très longtemps (« Loss in the Time of Cholera : Long-Run Impact of a  Disease Epidemic on the Urban Landscape », par Attila Ambrus, Erica Field, and Robert Gonzalez, American Economic Review n  110/2, 2020)

Puits contaminé

Les historiens ont déjà analysé les effets des maladies sur le développement économique à long terme au niveau de pays entiers. Mais cette étude se focalise sur les traces précises laissées par l’épidémie de choléra de 1854 dans la géographie des quartiers urbains de Londres. Dans un rayon de deux kilomètres, 660 personnes y étaient mortes. Fort heureusement, la source de l’infection a été tracée jusqu’à un puits contaminé, dont la fermeture a permis de maîtriser l’épidémie.

Ce qui a fait le malheur des victimes a fait, comme souvent, le bonheur des chercheurs : la précision de la source de l’infection a permis de tracer la frontière d’une zone à haut risque, marquée par la plus grande proximité des habitants au puits contaminé plutôt qu’aux autres puits dans le quartier. A l’intérieur de cette zone, 16 % des habitants sont tombés malades – dont la moitié sont morts, contre moins de 1 % dans les quartiers voisins.

Or, dix ans plus tard, les effets de la maladie étaient encore visibles dans les loyers, qui étaient environ 15 % plus bas à l’intérieur de la zone touchée que pour les logements situés à l’extérieur. Il semble donc que la mémoire collective du choléra ait doté le quartier d’une réputation d’insalubrité…

Il est encore plus étonnant de constater qu’en 1936, soit quatre-vingt-deux ans plus tard, les loyers étaient d’environ 30 % plus bas à l’intérieur de la zone ! Non seulement la mauvaise réputation du quartier ne s’était pas estompée, mais les écarts s’étaient renforcés au fil des ans. Les effets persistent encore aujourd’hui, au XXIe siècle, avec des loyers et des valeurs immobilières sensiblement inférieures à l’intérieur de la zone à haut risque, bien que les habitants ne boivent plus l’eau du puits depuis bien longtemps…

Par quels mécanismes le choc économique d’une épidémie a-t-il pu se propager ainsi sur plus d’un siècle ? Il ne s’agit pas d’une réputation liée à la maladie en soi – les mémoires ne sont pas si longues et, même si les gens parlent encore du choléra, ils ne se souviennent pas de la localisation exacte de la zone à risque.

Comme le montrent les auteurs en se servant de recensements successifs, il s’agit d’une propagation par la migration. Tout d’abord, les habitants ont voulu fuir la zone touchée : on constate que, dix ans plus tard, la proportion de logements ayant changé d’occupants y est bien plus élevée.

Mais, paradoxalement, la densité de population est devenue plus élevée à l’intérieur de la zone ! Pourquoi ? Parce que les habitants les plus aisés étant le mieux en mesure de trouver un logement ailleurs, les propriétaires ont dû baisser les loyers pour attirer une clientèle modeste… et prête à vivre dans moins de mètres carrés. Le désir de fuir une zone considérée comme dangereuse a eu pour conséquence inattendue, du fait du fonctionnement du marché de l’immobilier, d’y concentrer à moyen terme davantage de population. Les quartiers des grandes villes gardent la mémoire d’événements dont aucun habitant n’a pourtant le souvenir.

 

Article publié dans Le Monde, le 26 février 2020

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