Si on ne remet pas l'activité en marche, une énorme crise va se produire

Interview accordée par Jean Tirole au média  PARIS MATCH, 16 avril 2020

Paris Match : Bruno Le Maire a comparé cette crise à celle de 1929 « par sa violence, sa globalité et sa durée ». Approuvez-vous ce parallèle ?

Jean Tirole : Il est très difficile de dresser des parallèles. La violence et la globalité sont là - le choc actuel est même plus important qu’en 1929-, mais nous savons mieux gérer les aspects macroéconomiques qu’en 1929. Ce qu’entreprennent aujourd’hui les banques centrales et les gouvernements n’avait pas été fait à l’époque ; les individus et les entreprises les plus vulnérables n’avaient pas été protégés, ce qui avait notamment conduit à la situation allemande.

La France est entrée en récession, avec un recul de 6% de son PIB au premier trimestre. Quels sont les aspects les plus préoccupants de la crise actuelle ?

L’une des premières préoccupations à court terme est de conserver l’appareil productif. Les politiques mises en œuvre en France ou dans d’autres pays pour maintenir l’emploi, protéger les PME, les entreprises industrielles dans les secteurs les plus affectés et les banques, vont dans le bon sens. Il faut aussi protéger les plus fragiles des salariés, les indépendants ou les chômeurs. Ces derniers ne sont aucunement responsables de la situation actuelle qui les empêche de gagner leur vie ou de retrouver un emploi.

Est-on désormais dans une économie de « guerre » ?

Il s’agit bien d’une guerre, mais d’un nouveau type. Comme dans une économie de guerre, des contraintes très fortes sont imposées à la population, les chaînes d’approvisionnement rencontrent des difficultés. En revanche, l’appareil productif n’est pas détruit, les usines et les routes ne sont pas bombardées, la nourriture ne fait pas défaut.

Que change chaque semaine supplémentaire de confinement?

L’Insee calcule qu’un tiers de l’activité est perdu pendant le confinement, mais le coût risque d’être supérieur. La perturbation des chaînes d’approvisionnement entraîne des risques de faillite chez les fournisseurs et les donneurs d’ordre. Plus la crise sera longue, plus les entreprises seront en difficulté. Les dettes publiques vont aussi augmenter nettement, comme dans toute guerre, puisque l’Etat soutient l’économie. Du point de vue social, si le confinement est pour l’instant très bien accepté dans tous les pays, on peut supposer que s’il perdurait, il deviendrait de plus en plus difficile à faire respecter, notamment par ceux logés dans des conditions précaires.

Les marchés financiers, le pétrole est au plus bas. Cela signifie-t-il que les investisseurs ont perdu toute confiance ?

Il est normal que ces prix baissent : la demande en pétrole chute et les marchés financiers ne font que refléter des prévisions économiques pessimistes. De plus, nous traversons une période de grande incertitude, personne ne sait si cette épidémie durera trois mois ou un an ; comme dans toute crise, les investisseurs ont le réflexe de liquider leurs positions et de se réfugier sur des actifs qu’ils estiment « sûrs ». Les marchés n’accélèrent pas la crise, mais servent de thermomètre.

Donald Trump considère que « le remède ne doit pas être pire que le problème », et des Républicains ont déclaré qu’ils seraient heureux de mourir si cela permettait à l’économie de repartir. Que pensez-vous de cette tension entre objectif sanitaire et objectif économique?

Les propos de Donald Trump sont, à mon avis, du grand n’importe quoi. Mais il existe malheureusement toujours un compromis entre les vies humaines et le pouvoir d’achat. « La vie n’a pas de prix », mais de facto elle a un coût, une valeur. La preuve, si la vie n’avait vraiment pas de coût, 300 000 respirateurs seraient disponibles en France. Il va falloir essayer, sous les contraintes sanitaires, de remettre l’économie en marche. Sinon va se produire une énorme crise économique, qui risque de créer du chômage, du désespoir, des systèmes de santé moins bien financés...

L’Etat fait son grand retour, tant pour sa gestion sanitaire qu’économique. Il se met même à dominer le marché, dites-vous. Pourquoi ?

L’Etat joue plusieurs rôles en ce moment. D’abord, il peut être prêteur en dernier ressort en sauvant de la faillite les entreprises et les institutions financières. Il est aussi assureur en dernier ressort, envers ceux qui perdent leur emploi ou qui ne peuvent plus en trouver. Et il accomplit un travail peu connu, et qu’il n’a d’ailleurs pas correctement fait: fournisseur de biens utilisés avec une probabilité très faible. C’est le cas des masques, des respirateurs, des blouses supplémentaires nécessaires pour faire face à une épidémie. Le marché n’est pas disposé à investir dans des biens rarement utilisés. L’Etat assure ce rôle par exemple pour la fourniture d’électricité : ce marché fait coexister des acteurs en concurrence les uns avec les autres, mais un problème se pose pour le financement des centrales utilisées uniquement dans les pics de consommation. Ces dernières ne fonctionnent que quelques heures ou quelques jours par an afin d’assurer la fourniture d’électricité quand la demande d’électricité est très forte. Ces centrales ne peuvent pas être rentables, puisqu’elles ne peuvent pas se rembourser avec si peu de fonctionnement dans l’année, à moins de demander des prix cent ou mille fois supérieurs à la moyenne. L’Etat en prend en charge la fourniture, parfois en collaboration avec le secteur privé, et s’assure qu’il y aura une capacité disponible quand ce sera nécessaire. C’est en quelque sorte une police d’assurance : le coût est important, mais si la faible probabilité se réalise, la valeur sociale est immense. Il aurait fallu de même mieux anticiper sur les biens nécessaires en cas de crise sanitaire.

Considérez-vous que la réponse politique soit adaptée?

La réaction des gouvernements me semble appropriée, ils ont pris la mesure du problème. Ensuite, je ne sais pas si leur réponse sera suffisante. Il faut être extrêmement humble puisque nous n’avons jamais vécu une telle crise et de plus personne ne sait combien de temps elle va durer. Il faudra faire preuve de flexibilité, ajuster en permanence... J’ai apprécié de voir des médecins expliquer clairement ce qu’ils savaient et ce qu’ils ne savaient pas, il faut connaître les limites de son savoir.

Le choix français de privilégier un chômage partiel massif, comme l’a fait l’Allemagne en 2008, correspond à une dépense de 20 milliards sur trois mois. Permettra-t-il d’éviter une forte hausse du chômage ?

C’est sans doute la bonne approche, même si elle très onéreuse, puisqu’elle permettra aux entreprises de repartir assez vite une fois que le confinement sera terminé, sans avoir perdu leurs compétences. En 2008, la crise bancaire avait des répercussions indirectes sur les entreprises, des faillites de banques auraient désorganisé le système productif, c’est pour cela que les banques avaient été sauvées. Aujourd’hui, l’effet de ricochet est inversé : ce sont les entreprises qui ne peuvent pas produire, et cela a des conséquences sur le système financier.

Les Européens ont échoué à se mettre d’accord pour mutualiser leurs dettes publiques, en émettant des « coronabonds ». Serait-ce souhaitable ?
Il s’agit d’un emprunt commun pour lequel on a des garanties mutuelles. Si par exemple l’Italie ne remplit pas ses obligations, ce sera à la France et à l’Allemagne de payer. Ces « coronabonds » seraient plus bénéfiques à l’Europe du Sud qu’à celle du Nord, peu endettée... L’Europe du Sud, dans laquelle on peut inclure la France et la Belgique, est endettée à plus de 100% et ses finances publiques ne sont pas toujours très en ordre. Cette crise va accroître l’endettement et mener ces pays vers des niveaux de dette assez dangereux. Ceci dit, il est plus facile de soutenir une dette élevée avec des taux d’intérêt faibles. C’est aujourd’hui le cas et cela devrait le rester, car la demande d’investissement ne va pas être très élevée, les ménages vont constituer une épargne de précaution et les banques centrales feront ce qu’il faut pour garder ces taux bas. Nous aurons donc dans les années à venir une situation de taux faibles et de croissance faible. A priori, les dettes seront soutenables, à moins qu’elles fassent l’objet d’attaque spéculative.

L’Italie et l’Espagne, les plus en difficulté, sont-elles particulièrement menacées par ces attaques ?

Tout dépendra de la longueur de la crise sanitaire et du choc macroéconomique qui va en résulter. Au début de la crise, l’Italie a vu le coût de ses emprunts augmenter, mais la BCE a aussitôt rassuré les marchés en achetant des obligations italiennes. Quand un pays perd la confiance des investisseurs, ses taux d’intérêt augmentent et il se trouve rapidement insolvable. C’est autoréalisateur puisque ceux qui n’ont pas confiance dans le pays ont in fine raison de ne pas vouloir y investir. La Grèce a vécu ce scénario avant d’être sauvée par l’Europe, le danger que la même chose se reproduise existe. Le risque, avec des « coronabonds », serait de voir les attaques spéculatives se déplacer d’un seul pays à l’ensemble de la zone euro. Nous n’en sommes pas là, mais il faut garder ce risque à l’esprit. Ce danger plane, et nous n’avons pas suffisamment d’Europe pour y faire face, ses pays-membres ne sont pas suffisamment unis.

Les mécanismes européens créés après la crise de 2008 sont-ils d’un quelconque secours ?

Pour l’instant, la réaction principale vient de la BCE. Le Mécanisme Européen de Stabilité (Mes) est compliqué à actionner en période de crise, car l’Europe du Nord avait consenti à aider financièrement les pays en difficulté, seulement si ces derniers faisaient des efforts de gestion des finances publiques. Dans l’urgence actuelle, c’est une condition difficile à remplir.

Faut-il s'attendre à une forte hausse de l'inflation?

C’est toute la question. Normalement, quand la banque centrale rachète de la dette des Etats, cela met plus de liquidités sur le marché, ce qui a tendance à faire monter les prix. Historiquement, après les guerres, les pays se sont fortement endettés et s’en sont sortis notamment en créant de l’inflation. Comme presque toutes les dettes d’Etat sont nominales, en euros, et sont désindexées de l’inflation, plus l’inflation augmente, plus les obligations d’Etat perdent de leur valeur. La dette à rembourser devient en quelque sorte plus faible. Sauf qu’après 2008, les banques centrales ont mis beaucoup de liquidités sur le marché et l’inflation n’a pas augmenté. Les épargnants, entreprises et banques ont thésaurisé cet argent, il y a eu des anticipations déflationnistes. Un peu d’inflation serait utile. Par contre, une inflation revenant à des taux très élevés, comme dans les années 1970, ne serait pas désirable. Réussir à combattre de telles inflations ne fut pas simple.

Les échanges commerciaux pourraient s'effondrer 32% en volume cette année dans le pire des scénarios de l’OMC. Pourquoi ?

Les chaînes de production arrêtées ou les difficultés dans les transports expliquent logiquement une diminution temporaire des échanges. En revanche, à long terme, le risque protectionniste se profile, amplifié par la présence de populistes au pouvoir dans de nombreux pays. Leur devise, c’est toujours ‘mon pays en premier’. Si chaque pays met ses intérêts en avant et ne coopère pas, on sortira de la crise sanitaire non seulement avec une crise économique, mais en plus avec un repli sur soi. Ce repli serait dramatique, y compris économiquement.

Cette crise doit-elle amener à repenser la mondialisation?

Ceux qui profitent de la situation actuelle pour dire qu’il faudrait arrêter la mondialisation devraient être honnêtes et expliquer clairement ce que cela impliquerait. Si les pays se protègent contre les importations étrangères, les industries exportatrices vont licencier et les prix des biens et des services vont augmenter, ce qui entraînera une perte supplémentaire de pouvoir d’achat pour les consommateurs, en plus de celle due à la crise économique. Cela peut être un choix de société, mais il doit être éclairé. En revanche, il faut certainement pallier les effets pervers de la mondialisation.

Doit-on s’attendre à une relocalisation de l’industrie ?

Il faudra que le secteur privé revoit ses politiques de diversification des sources d’approvisionnement, à l’aune d’une nouvelle donne : les crises sanitaires vont devenir plus courantes. L’Etat va être obligé de davantage prendre en charge, et non pas de décentraliser et de déléguer comme on l’a trop fait en France. Il incombe bien sûr aux hôpitaux et aux entreprises de s’approvisionner pour leur consommation courante de masques, mais la commande du surplus nécessaire en cas d’épidémie doit être assurée par l’Etat. Il doit faire une liste des fournitures indispensables en temps de crise, des biens alimentaires de base aux fournitures médicales. Il faudra enfin que l’Etat veille à ne pas répondre favorablement aux nombreux secteurs qui vont se prétendre essentiels et lui demander une protection. Il faudra expliquer clairement là où l’État doit jouer un rôle.

Certains économistes pensent qu’à la sortie du confinement se produira un rebond qui permettra un rattrapage rapide. Est-ce votre cas ?

Je n’en suis pas certain. Il y aura peut-être un phénomène de rattrapage sur les biens durables. Mais des secteurs comme le tourisme, les loisirs, les spectacles, la restauration, risquent de ne pas connaître de reprise rapide, dû à une double inquiétude : sanitaire et économique (les consommateurs privilégieront l’épargne de précaution). Et certaines entreprises auront fait faillite.

On voit que les problèmes actuels, comme les pénuries, sont liés à des gestions court-termistes. Cela a-t-il une chance de changer ?

Je le souhaite. Le cycle politique fait que nous sommes dans une myopie générale, aggravée encore par le populisme. Le court-termisme est un biais général des systèmes démocratiques, rythmé par les échéances électorales. Les questions avec un horizon plus lointain sont souvent négligées. Le réchauffement climatique en est l’exemple extrême. Depuis trente ans, la sonnette d’alarme est tirée, et quasiment rien ne se passe. On l’observe aussi en France avec l’éducation et l’université. Les sacrifier ne change strictement rien à court terme. La facture, elle ne se paie que dix ou trente ans plus tard. On sait désormais que la préparation des crises sanitaires est faible. Va-t-on enfin évoluer vers une société qui pense un peu à moins à la consommation, et davantage à l’investissement ? Trois solutions sont possibles, mais aucune n’est une panacée. La première, c’est essayer de changer la société, de profiter du choc psychologique pour dire qu’on ne peut plus continuer comme ça. Il faut intervenir sur les normes sociales, en expliquant que certains comportements ne sont pas socialement admissibles. Mais en général cela ne suffit pas. Il faut en plus combiner cela avec des incitations. La méthode forte a ainsi été utilisée pour le confinement : la norme sociale n’a pas suffi, il a fallu mettre des amendes pour qu’il soit respecté. Deuxième option, avoir une comptabilité publique davantage tournée vers l’investissement qui prépare l’avenir, sur l’environnement, l’éducation, la santé, que vers la consommation. Troisième possibilité, créer des observatoires publics indépendants qui essaient de mesurer cette performance publique de long-terme et qui la publient. Les classements Pisa ou Shangaï ont des défauts mais aussi une vertu : que la population prenne conscience que leur système éducatif n’est pas le meilleur au monde. In fine, le politique réagira à la mobilisation de l’opinion publique.

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