Comment Frida Kahlo est devenue un argument marketing

Représentée sur tous types d’objets, l’image de l’artiste plus que jamais tendance est devenue un réel argument de vente. Une Fridamania à mille lieues de l'œuvre et du parcours de la peintre mexicaine mais qui paradoxalement participe à diffuser son message.

Baskets, tequila, vaisselle, rideaux, bijoux et récemment maquillage, les objets estampillés Frida Kahlo pullulent depuis quelques années. Devenue l’artiste féminine tendance par excellence, son image fait vendre. Bien que cet engouement autour de la peintre participe à faire connaître son œuvre et ses combats, sa représentation, très lissée sur certains objets, apparaît comme réductrice. Son désormais célèbre monosourcil reste souvent le seul élément représentatif de cette anticonformiste du XXe siècle.

Communiste, féministe et bisexuelle à une époque où autre chose que l'hétérosexualité était impensable, celle qui a été surnommée "la fille de la révolution" a, tout au long de sa vie, refusé de se conformer aux standards de beauté. Elle arborait fièrement monosourcil et moustache, portait de grandes robes ethniques quand la mode était au tailleur, et est connue pour s’être érigée contre les normes esthétiques imposées par la société. Pourtant, la marque Ulta beauty n’a pas hésité à créer une gamme à l'effigie de l’artiste utilisant son image – le monosourcil peu visible et la peau blanchie – le tout en arborant le slogan "Ne vous excusez jamais de qui vous êtes". Ce qui n’a pas été du goût de nombreux internautes qui l’ont fait savoir sur les réseaux sociaux :

("Ulta a créé une ligne Frida avec le slogan ‘Ne vous excusez jamais de qui vous êtes’… puis a corrigé son sourcil et l'a rendue beaucoup plus claire")

("Frida Kahlo : ne voulait pas que son image devienne une marchandise, était extrêmement anticapitaliste")

Cette récupération capitaliste d'une artiste engagée n'est-elle pas en totale contradiction avec les valeurs portées par celle-ci ? Contactée par Les Inrocks, la marque n’a pas répondu mais s’est défendue contre les accusations sur sa page Facebook. Elle explique avoir trouvé l’image utilisée dans la librairie officielle de la Frida Kahlo Corporation, une société se présentant sur son site comme possédant l'ensemble des droits commerciaux rattachés à l'artiste. Ulta beauty affirme qu'un partenariat a été engagé avec cette marque pour créer la collection. "Ces images sont originales et sans retouche, notamment sur son fameux sourcil", précise l’entreprise.

Des droits à l’image détenus par une société

Ce n'est pas la première fois qu'une utilisation de l'image de l'artiste fait scandale. L’année dernière, une poupée Barbie Frida Kahlo créée à l’occasion de la journée des droits des femmes avait engendré une polémique similaire. La poupée vendue par Mattel représentait l’artiste, mexicaine rappelons-le, avec la peau blanche, sans moustache et avec deux sourcils bien distincts. La famille de Kahlo avait contesté, remettant en question la commercialisation de cette Barbie pour des raisons de droit à l’image. Ce à quoi la firme américaine avait répondu : "Mattel a travaillé en étroite collaboration avec Frida Kahlo Corporation, qui détient tous les droits liés au nom et à l'identité de Frida Kahlo, pour la création de cette poupée." Ici, le conflit se jouait entre Mara Romeo, petite-nièce de Frida Kahlo, qui affirmait être la seule détentrice des droits à l’image de la peintre, et la Frida Kahlo Corporation qui estimait aussi en disposer. Cette compagnie, basée en Floride, est née en 2005 d’une alliance entre la société Casablanca Distributors et la famille de l’artiste. La société est bien, depuis 2007, détentrice des droits à l'image de Frida Kahlo, mais elle n’aurait pas respecté le contrat en omettant d'informer les proches de l'usage fait de l'image de la peintre, d’après l’avocat de Mara Romeo.

Pour la nièce de l'artiste, les droits n’étaient pas le seul problème. A son sens, la poupée qui n’avait finalement pas été commercialisée, ne représentait pas fidèlement sa tante. "J’aurais voulu que la poupée ait davantage les traits de Frida, pas cette poupée aux yeux clairs. La poupée devrait représenter tout ce qu’incarnait ma tante : sa force", avait-elle déclaré à l’AFP.

“La it-girl du moment”

Cette force, Frida Kahlo la tenait des épreuves qu’elle a surmontées tout au long de sa vie. D’abord atteinte de poliomyélite vers l’âge de 6 ans, une maladie qui lui vaut une déformation de la jambe, à 18 ans, l’artiste est victime d’un accident de bus dont elle ressort très grièvement blessée. A cette douleur physique s’ajoutent les souffrances sentimentales. Éperdument amoureuse de son mari Diego Rivera, Frida est contrainte de supporter ses infidélités. Elle finit par s’en émanciper et revendique, de son côté, des relations extraconjugales, notamment avec des femmes.

Pour Sylvie Borau, professeure Marketing à la Toulouse Business School, cette Fridamania vient en partie de l'histoire que la peintre s'est construite : "Elle a dépassé ce destin, c’est ce qui fait qu’elle communique cette force et cette liberté, Frida est devenue une icône, au même titre que Marilyn Monroe ou Madonna". Si tant de produits reprennent l’image de Frida Kahlo, l’experte estime que c’est avant tout parce que l’artiste mexicaine incarne des valeurs qui sont aujourd’hui recherchées par la société. "Elle était originale, libre, passionnée et féministe, elle est devenue une icône de la libération sexuelle et du mouvement LGBTQ, tout ça résonne pour la nouvelle génération." La professeure affirme, par ailleurs, qu’utiliser des produits qui représentent l’artiste est une manière de s’approprier sa personnalité et ses valeurs. "C’est la it-girl du moment. En portant ces vêtements, je dis ‘je suis comme elle’."

Mais, c’est aussi son rapport très fort à la mode qui fait de Frida Kahlo un objet marketing si efficace. L’artiste ne répondait pas au canon de beauté et en jouait. Elle montrait qu’une femme peut être attirante par sa personnalité. Elle a fait des forces de ses supposées faiblesses. "Frida avait un côté ‘je me fous de mon apparence’ en refusant de s’épiler par exemple mais en même temps elle était très élégante et se maquillait. C’est contradictoire ! Elle était dans cette dualité qui est une tendance qui revient en force aujourd’hui", explique Sylvie Borau. Ses contradictions, l’artiste les exprimait notamment via de nombreux autoportraits qui dénotent d’une part une volonté de se mettre en avant mais qui, d’autre part, étaient souvent peu flatteurs.

Borau pense d’ailleurs qu’en dépit des représentations peu fidèles à son physique, Frida Kahlo se serait en partie réjouie de l’engouement qui existe autour de sa personne : "Elle aurait détesté mais adoré en même temps ! Elle aurait adoré la médiatisation. Si elle vivait aujourd'hui, c’est une femme qui aurait eu des millions de followers sur Instagram."

Une récupération marketing qui divise

Julie Crenn, docteure en histoire de l’art s'accorde avec ce constat : "Elle voulait se montrer. Même pour sa dernière exposition, elle avait orchestré son entrée pour qu'elle soit spectaculaire. Elle s'était fait porter sur son lit comme une reine pendant que tout le monde l'acclamait. Je suis sûre que, si elle pouvait voir cet enthousiasme autour d'elle aujourd'hui, ça lui ferait plaisir. Elle a gagné son combat féministe !" Pour cette commissaire d'exposition dont le mémoire portait sur l’art de Frida Kahlo, la récupération commerciale dont fait objet l'artiste mexicaine revêt un aspect plutôt positif même si, "parmi ces objets, certains sont ridicules", concède-t-elle. Pour elle, bien que leur vente "nourrisse le capitalisme", elle permet de rendre visible une femme artiste et de faire connaître son travail qui incarne des problématiques encore très actuelles : le féminisme, le handicap, les questions d'indigénisation et de métissage.

L'œuvre de la peintre est d'ailleurs de plus en plus connue et fascine le public. Les files d'attente devant les salles qui exposent ne serait-ce qu'une seule toile signée par Frida Kahlo en témoignent. "C'est presque du fétichisme", s'amuse Julie Crenn. "D'ailleurs les gens l'appellent Frida comme si c’était une copine." L'historienne de l'art souligne par ailleurs que si cette artiste est autant représentée, c'est aussi parce que les figures féminines manquent dans l'art. "Ça fait du bien, je trouve, de voir des petites filles porter un T-shirt Frida Kahlo", se félicite-t-elle, estimant que la représentation d'œuvres sur des produits commerciaux ne pose pas problème quand il s'agit d'artistes masculins : "Quand c'est Andy Warhol, ça ne dérange personne."

D'autres sont moins enthousiastes face à cette Fridamania. L'année dernière, la journaliste Titiou Lecoq s'est insurgée contre cette récupération commerciale dans un article publié sur Slate. "En réalité, ce n’est même plus Frida Kahlo qui est représentée, mais un symbole sourcillaire. La preuve, on ne reproduit plus ses autoportraits, on les redessine dans des versions plus acceptables – autrement dit, bien lisses et propres", s'énerve-t-elle. La journaliste met également en avant l'immense gouffre qui existe entre la représentation de l'artiste que le marketing diffuse, et son travail empreint de douleur "qui apparemment dérange encore suffisamment pour que l'on décide de la karchériser, d'ôter ce qui dépasse et de lisser le tout." Lecoq continue : "On conserve le monosourcil – mais pas trop la moustache – et là, on atteint le degré maximal de l’hypocrisie. La reproduction du monosourcil, c’est une manière de dire 'Regardez, on accepte très bien un physique différent'."

De son côté, la professeure Sylvie Borau estime que cet engouement commercial autour de Frida Kahlo passera, comme toutes les tendances. Mais elle nous assure : "Cette mode reviendra, comme Marilyn Monroe, parce qu’elle fait partie du patrimoine culturel universel."

Article d'Adeline Malnis, paru dans Les Inrocks le 11 juillet 2019

 Les Inrocks
https://www.lesinrocks.com/2019/07/11/actualite/actualite/comment-frida-kahlo-est-devenue-un-argument-marketing/

 

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