Toutes les facettes de l'humain

Paul Seabright. L'économiste rappelle que l'intérêt de sa profession pour la vie sociale et affective des êtres humains n'est pas nouveau, même s'il a connu une éclipse au cours du XXe siècle.

Les sciences économiques s'attaquent depuis longtemps à des sujets traditionnellement considérés comme « non économiques », s'attirant souvent les foudres d'autres disciplines et parfois aussi de certains économistes - pour cette manifestation d'impérialisme méthodologique. Cette tendance à sortir des sujets traditionnels du chômage, de l'inflation et de la croissance a été popularisée par la publication, en 2005 (en France, Folio, 2007), de Freakonomics, un livre de Steven Levitt et Stephen Dubner, vendu à plus de 4 millions d'exemplaires.

Le livre a fasciné ses lecteurs par son analyse des arbitrages économiques au coeur d'un éventail de sujets, du commerce de la drogue jusqu'à la lutte sumo en passant par le choix des prénoms pour les enfants. Il a révélé à beaucoup de lecteurs une nouvelle vision des sciences économiques très différente.

Son sous-titre - A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything (« un économiste voyou explore la face cachée de tout ») - prétend cependant à plus d'audace que le livre n'en mérite. Steven Levitt est professeur à l'université de Chicago (pas si voyou que ça), dont l'un des professeurs les plus célèbres, Gary Becker (Prix Nobel 1992, encore moins voyou), a lancé cette vague bien plus tôt avec des travaux sur la criminalité, l'addiction, le mariage et la famille. Même Adam Smith, fondateur des sciences économiques modernes, avait écrit La Théorie des sentiments moraux, en 1759, dix-sept ans avant La Richesse des nations. C'est un livre d'économie comportementale avant la lettre, et son auteur était professeur de philosophie morale vraiment pas voyou du tout !

Si les sciences économiques s'intéressent à la vie sociale depuis leurs origines, elles ont négligé ces sujets pendant longtemps, surtout au XXe siècle. Les Etats nationaux avaient, il est vrai, oeuvré pour créer des mesures de la production, de l'emploi, des prix tout ce qui appartenait au domaine des transactions monétaires et rentrait dans le produit intérieur brut (PIB). Certes, les Etats récoltaient aussi des statistiques sur la criminalité, les mariages, les divorces mais les agences chargées de la collecte de celles-ci étaient souvent différentes des agences qui s'occupaient de celles-là. Et les départements d'économie des universités, alors en pleine expansion, n'allaient pas disputer les territoires des sociologues et des psychologues : ils avaient assez de travail à faire "chez eux" .

L'indignation vertueuse

La contribution de Becker a été de rappeler à ses collègues que les capacités de choix réfléchi et stratégique que les êtres humains étaient habitués à déployer dans leurs transactions monétaires étaient aussi pertinentes pour d'autres choix dans leur vie qui épouser, comment élever ses enfants, consommer ou pas des substances addictives, se lancer ou non dans des projets criminels...

L'intérêt de la profession pour ces questions a été énormément facilité par deux avancées techniques. La première fut le développement dans les années 1990 des laboratoires expérimentaux, qui ont permis de tester des hypothèses sur les motivations intrinsèques des êtres humains en leur permettant d'interagir dans des conditions d'anonymat.

Contrairement à l'hypothèse d'un Homo economicus rationnel et égoïste, ces expériences ont montré que les êtres humains sont capables d'altruisme et de sentiments de réciprocité envers les inconnus, mais aussi d'envie de représailles contre ceux qui leur ont fait du mal, même sans en tirer d'autres bénéfices que la satisfaction de la vengeance. Certaines études faites avec des IRM ont même montré que la région du cerveau qui est activée quand quelqu'un se venge contre un autre est la même que celle qui est stimulée par certains stupéfiants comme la cocaïne. L'indignation vertueuse est une drogue récréative très puissante...

La deuxième avancée, plus récente, a été le développement du big data. Jusqu'ici, pour faire des analyses statistiques, il fallait choisir entre deux types de bases de données. Soit il y avait les bases « hautes et étroites », avec beaucoup d'individus mais peu de variables sur chacun, comme dans les recensements. Soit il y avait des bases « petites et larges », comme dans les enquêtes où on pouvait poser beaucoup de questions, mais à des échantillons relativement petits.

Animal social et sociable

Maintenant les outils informatiques nous permettent de récolter de très grands échantillons (jusqu'à la population entière d'un pays, voire de plusieurs) avec beaucoup de variables sur chaque individu. Cela invite les chercheurs à dépasser les frontières disciplinaires, en liant les choix des individus dans un domaine plus traditionnellement économique (leurs emplois, leurs revenus, leurs dépenses) à leur comportement dans un autre domaine : leurs relations personnelles, voire intimes, leurs réseaux, leurs loisirs, leurs recherches sur Internet, leur comportement criminel, bref tout ce qui dépasse leurs transactions monétaires.

De plus, les sources de données ne sont plus limitées à des agences de l'Etat : les entreprises privées en disposent, et certaines en mettent des versions strictement anonymisées à la disposition du public (comme le service Trends de Google) ou des chercheurs (comme certains sites de rencontre ou comme le service CrowdTangle de Facebook). Ces services constituent un bien public considérable qui permet une compréhension bien plus riche de nos comportements, nous rappelant que nous ne sommes pas des consommateurs et des travailleurs pendant quelques heures et des gens totalement différents pendant le reste de la journée.

L'être humain est surtout un animal social et sociable, et l'étude de ses comportements nous livre une image qui n'aurait pas surpris Adam Smith, célibataire endurci, qui aurait peut-être apprécié de disposer à l'époque de sites de rencontre. Mais il aurait eu du mal à imaginer combien des hypothèses soutenues dans sa grande Théorie des sentiments moraux auraient pu être testées avec les ressources considérables des sciences économiques modernes.

Article paru dans Le Monde du 20 juillet 2020